Au piquet !

Je cours. Plusieurs fois par semaine quand mon enthousiasme le permet. L’enthousiasme ; car toutes les fallacieuses excuses auront la douceur de la raison face au froid, la chaleur, la pluie, la nuit, la fatigue, la priorité… Une sortie hebdomadaire est nécessaire pour me maintenir en société, une évacuation régulière d’acide impolie, de déchets irascibles, de souffre malhonnête, d’acrimonies explosives, de fiel métabolique, de purulents ressentiments. Il est de mon devoir social d’avoir une bonne hygiène de courtoisie, ou de reptation , c’est selon. Je fais mes ablutions, je cours.

Après quelques semaines d’abandon, je reprends de bon cœur cette purge salvatrice. J’omets volontairement durant cette période de repos, une tentative de sortie sur tapis roulant, qui fut une expérience détestable. Vous vous enfilez dans la brochette des coureurs immobiles et vous voilà contraint au paysage de parpaing, à la vue sur les fesses de la jeune cycliste au quintal débordant, au groupe de step lycra bigarré s’excitant sur de la techno-transe ponctuée des encouragements ahuris d’une coach habillée de fluo et de sueur. J’emprunte le chemin du parc que je connais depuis toujours, non loin de ce qui fut longtemps chez moi. J’ai grandi dans les barres d’immeubles en face. Je déchire mes premières culottes de velours côtelé sur le goudron de la maternelle Charles Péguy située entre les barres et le parc, perds billes et calots, gagne batailles et bons points à l’école primaire du même établissement, brille et trébuche au collège Henri Dunant, trois rues derrière. Plus que chez moi, rien ne me contraint d’en partir… Tout est là. Ecoles, supermarché, docteur, pharmacie, espace vert, hôpital, terrain de foot, boulangerie, autoroute des vacances…

Ou est l’usine qui m’embauchera ?

J’en suis parti. Tard, mais j’en suis parti. Ceci est une autre histoire.

Je cours dans ce parc depuis si longtemps que je peine à le regarder encore. Je commence toujours par la longue ligne droite monotone longeant les grèves de la seine. Cette voie est d’autant plus ennuyeuse qu’en plus de la connaître par cœur, elle est toujours en convalescence. Plus de dix ans après, la cime des jeunes arbres plantés en remplacement de ceux arrachés par la tempête de 99 ne bouche pas l’horizon. Et plus vous voyez loin, plus le temps vous paraît long.
Dès le premier kilomètre, j’aperçois les chapiteaux du cirque installé pour l’hiver vers le centre du parc. Sur un terrain clôturé face à la patinoire olympique qui sert quelques fois de parking, on y découvre tout au long de l’année groupes et associations s’autocélébrant avec ferveur et caricature, exagérant le folklore pour la cohésion communautaire. De l’amicale Portugaise à l’association des Antilles, des bodega andalouse au beaujolais nouveau… un tour du monde sur un parking de banlieue.

Pour le moment, c’est le cirque qui occupe le terrain. A l’approche des chapiteaux, les effluves émanant du site me permettent d’escompter, d’une audacieuse déduction, qu’outre les trapézistes et les clowns, d’autres attractions à poils sont au programme.
J’arrive à hauteur du campement. Un chameau me regarde passer. Jouxtant le parking derrière une caravane, sur un terrain d’herbe et de boue engrillagé, il rumine, accroché à un piquet par une corde de deux mètres, juste suffisante pour se tenir debout, avec un battement d’environ 20 cm de marche, avant et arrière.
Ce matin, il pleut, il fait froid, juste 1 ou 2 degré au dessus de zéro, et moi j’ai décidé d’aller courir, pour m’aérer, classer mes fichiers, ranger ma chambre comme je me plais à dire.
Quelques kilomètres plus loin, l’image de ce chameau, trempé, coincé entre une patinoire olympique et une Mercedes break persiste…
Un Anthropomorphisme juvénile m’amène à considérer qu’il avait le regard triste, un air malheureux. Je maudis ses gardiens. Je maudis le cirque. Je maudis le temps. Je maudis la boue.
Et je pense au désert. Nous sommes le 4 janvier, il fait 1 degré. Un chameau, un piquet, un cirque… la banlieue.

Je travaille loin de ce que je considère comme chez moi. Je travaille là ou ça me paye, et regarde peu à la débilitante matière fabriquée pour le spectacle.
Je n’en sors pas puisqu’on me nourrit plus que de confort. Trois tours de piste et je tends mon chapeau. Je suis loin de chez moi. Et j’y suis depuis si longtemps déjà que c’est depuis chez moi, aussi.

Partir ?
Avez-vous vu un chameau se promener en ville ?

Alors je cours, ainsi je reste.