
J’ai vu Rome. J’ai marché sur Rome. J’ai beaucoup marché, j’ai regardé, senti, admiré. J’ai été ébloui, intrigué, stupéfait, soufflé, et finalement ; infime.
Infime. Oui, petit, minuscule, ridicule… infime. Et pour aller plus loin, plus bas, creuser et suivre la racine, d’infime à inferus ; en enfer.
Car c’est bien ce que j’ai cru parcourir durant ces quelques jours, un chemin me menant vers l’enfer. Arpentant les rues, vestiges et ruines, j’ai foulé le ridicule en longeant le misérable, enjambé l’absurde pour passer au grotesque et enfin traversé la supercherie pour aboutir à l’obscène. La pierre n’est ni cible ni cause dans cet exutoire. Comment le pourrait-elle, elle qui force l’imagination. Car Rome, vous oblige à devenir bâtisseur, il vous faut pierre après pierre remonter les murs antiques des rues dégarnies, aménager les appartements d’Octave, prolonger les fresques murales et ce que vous reconstruisez vous émerveille, et vous êtes fier. Vous vous souvenez que vous appartenez à cette race-là, capable d’élever la folie au tangible, là où la démesure culmine à la beauté. Même si là, le regard levé, vous êtes infime.
Le dernier jour approche, nous sommes forcés de contenir notre impatience, et de décaler notre visite du musée du Vatican au lendemain. Aujourd’hui vendredi 11 février, nous avons trouvé portes closes, on commémore les accords du Latran.
Les trois jours précédant, je n’ai pas pris la mesure des attaques répétées du réel, absorbé par cette promenade temporelle, alors que le vulgaire s’acharnait à m’extirper de mes rêveries antiques, où, dans les travées du colisée, j’entendais la foule réclamer la mort ; 50 000 personnes exultaient aux carnages des fauves et des combattant esclaves, mêlant jouissance et soulagement d’être depuis les gradins. Je ralentis le clignement de mes paupières tout en balayant du regard l’arène. Lorsque je suis dans le noir, la persistance du décor me laisse le temps d’y placer la foule, à l’ouverture, je les contrains à rester dans cette arène reconstruite. Je vois alors cet agrégat de chair jappant sa soif sanguinaire, quand soudain je suis interrompu par un « Madame, c’est quand qu’on fait les boutiques ? » d’une jeune collégienne française, entourée de ses complices neurasthéniques, emmitouflée dans son pull à capuche, « I love Rome ». Je reprends mon chemin fabuleux gommant avec puissance et conviction les clinquants légionnaires en sandales de Chine et armure polypropylène agrippant les badauds qui, sous couvert du second degré, font malgré leurs hésitations honteuses une photo ricaneuse se moquant pour la distinction, de ces contrefaçons vivantes qui couvrent cependant nombres de murs de réseaux dits sociaux. Je fraye parmi les fantômes du Palatin assurant néanmoins avec la rigueur mécanique de l’habitude, l’expulsion de ma colère par intermittence, assumant sans vergogne ma réputation d’éternel grincheux, d’intarissable mécontent, d’incisif bougonneur, entre autre sobriquets néanmoins justifiés, inconscient que la ritournelle de l’acariâtre distrayant masque les dégâts occasionnés par l’indigence chronique de mon environnement humanoïde.
Quelques signes répétés à dose homéopathique annonçaient pourtant le désastre depuis mon arrivée en terre italique, comme de multiples symptômes augurent la maladie. L’accumulation, fut-elle réduite de mes petites saignées régulières salvatrices, n’empêche pas le flot courroucé affluant ici, là, sous vos yeux, dans ce texte.
L’entrave de tolérance cède le 12 février.
Il est 8h30, veille du retour, nous partons pour le musée du Vatican. C’est un samedi de carte postale au matin calme, hypocrite, et d’ensoleillement pyritique.
Les tickets préachetés et imprimés nous font gagner environ 3h00 d’attente. A 9h15 nous y sommes. Nous passons les premiers, il n’y a que deux personnes dans la file d’attente des réservations, nous n’attendons pas. Les groupes avec guide sont déjà bien implantés, mais pas assez nombreux encore pour perturber notre découverte. Tout est parfait. J’en oublie presque ma condition détestable de touriste.
D’un accord préalable nous traversons les salles égyptiennes, pour les sculptures gréco-romaines, où tacitement consonants nous nous séparons ; chacun se laissant aller à ses inclinaisons, tant la profusion d’œuvres et le temps imparti nous contraignent aux affinités électives. Nous profitons de ces courts instants…
Une poignée de minutes suffit pour rompre le bourdonnement poli des premiers visiteurs. Les grappes de bipèdes reliées à leur guide entrent par petits bataillons, armés pour nombre d’entre eux de lourds boitiers cyclopéens en bandoulière ; chaque guide claironnant son article monotonique pour couvrir la résonance de ses concurrents.
Puis la déferlante familiale et touristante creusée d’impatience qui trépignait depuis plusieurs heures grossit les rangs. Un essaim cacophonique aux attributs visibles de la catégorie estivante « low-cost », muni de pendentif photographique réduit, d’audio-guide collé à l’oreille, de chaussures de randonnée, de jogging pyjama, débarque dans un vacarme de cliquetis factices reproduisant la mécanique de l’argentique ; que serait une photo sans l’annonce sonore et préventive d’un « clic-clac », contraction onomatopéique d’un « Hé ho, je prends une photo, vous avez entendu ? ».
Un homme en treillis militaire dont l’exubérance stomacale boursouflée de graisse s’échappait de ses entraves textiles se gratte l’entre-fesses devant la statue d’Hercule, attendant que sa compagne rose et fuchsia le prenne en photo. Cette dernière semble désemparée par l’outil qu’elle tient dans les mains, le tournant dans tous les sens, cherchant le moindre indice de délivrance technologique. Lui prend la pose fièrement, singeant la posture du héros, fils de Zeus, le corps rigide, car après avoir essayé moult postures, il semble certain d’avoir la bonne imitation digne d’habiter le fond d’écran de son ordinateur de bureau. Il tourne la tête de temps en temps d’une rotation mécanique laissant le reste du corps figé pour invectiver sa bien aimée, lui indiquant avec les dents la position du bouton déclencheur. Il s’octroie cependant une incartade, pour se gratter à nouveau les fesses entre agacements et remontrances. Que peut-il bien y avoir dans le fond de son cul qui lui soit si dérangeant pour qu’il nie effrontément l’espace publique. Un reste de pudeur peut-être !?
La photo fut finalement prise dans la position tant désirée, et le visage satisfait du modèle n’a duré que quelques instants avant d’attraper par le bras sa rose-fuchsia, pour l’emmener vers d’autres « poses » accessibles. Je songe alors aux parcs d’attraction ; chez Asterix, à Disneyland, et imagine désespéré la même scène devant Picsou, Panoramix ou Pocahontas.
Je tente les œillères, l’abstraction, la soustraction ; la Solitude.
Alors que périclite mon enthousiasme matinal, j’entre par le petit escalier situé à la jonction de la salle des sculptures et des candélabres, dans la petite salle d’exposition Etrusque. – C’était une de mes priorités, et j’appréhendais grandement de ne pourvoir en profiter, tant la masse protéiforme agglutinée devant les vitrines auraient rendu impossible une jouissance calme et sereine des trésors exposés. – La salle est vide. Elle est remplie d’objets, de sculptures, de bijoux, d’armures, de merveilles et donc d’aucuns touristes. Abasourdi par le calme qui règne, il me faut quelques secondes pour me rassembler et jouir de ce cadeau. Je suis seul. J’assume pour un temps mon égoïsme, et navigue d’orfèvreries en sculptures, et me promène dans 10 siècles de civilisation. Un petit groupe de dames âgées accompagnées par une guide à la voix douce et passionnée brise la poche de ma quiétude affabulée. Avec délicatesse, elles pénètrent à pas lents et légers, retenues par l’émanation sacralisante du lieu. Avec élégance, elles ajustent au diapason du corps, la voix. Cet incident m’extirpe de mon songe contemplatif et sonne le rappel des troupes. Mes comparses ont surement continué leur déambulation sans voir cette alcôve. Je me dirige alors précipitamment dans le grand couloir pour les récupérer. La tâche est ardue puisque la foule s’est épaissie. J’aperçois finalement une tête amicale, les yeux électriques, balayant les courbes parfaites des muscles sculptés. Je le sors de son hypnotique étude. Heureusement l’autre tête, à quelques mètres de là, dépasse légèrement et détonne de sa crinière blonde et bataille le niveau de cette mer capillaire. Avec un reflex de préservation un peu stupide, je chuchote l’information pour éviter qu’elle ne se propage. Nous remontons le Styx, souquant ferme à contre courant, avec mes yeux encore éblouis comme gage de récompense.
Cet espace temps fut un enchantement émotionnel, intellectuel et physique. Nous nous sommes accordés à profiter au mieux du butin, moissonnant sans relâche, cumulant provisions et prophylactiques images.
Le reste du parcours est tout aussi paradoxal : Les chambres de Raphael : une correspondance à Châtelet pour aller à République ; la chapelle Sixtine : une foire grommelante où les gardes admonestent au métronome, « silence » – « silencio » -, et « no picture », enfin l’incontournable boutique de fin de parcours où il ne manque plus que les énormes sacs jaunes Ikéa.
En sortant j’observe longuement les armoiries du Vatican. Elles sont présentes un peu partout dans l’enceinte du bâtiment : deux clés croisées. Les portes du paradis ?
Sur le chemin du retour, revigorés après une pause expresso raffiné ; inévitable.
Nous passons par la fontaine de Trevi, par bravade surement. Une place. Une fontaine. Un amas d’individus entassés dans les escaliers menant au bassin où se dispersent les monnaies votives de ces espoirs en 16/9ème dolby surround 16 soupapes, au pire des indulgences. Des tirs de flash tous azimuts, des rires compulsifs, des conversations bégayantes, un tapage outrancier, une ruche dévoyée, des clowns ridicules jappant, des vendeurs à la sauvette enguirlandés de contrefaçons. Des contrefaçons. Des contrefaçons.
Passons… Passons !
Dimanche matin, dans le car en direction de l’aéroport, malgré la volonté du chauffeur en phase terminale de puberté de faire vomir tous ces passagers, je me remémore le joyau de mon week-end : le musée Etrusque, cet absolu voyage, épique.
Un compliment : j’appartiens à la race de ceux qui ont construit, dessiné, sculpté, imaginé, il y a trois mille ans, ces trésors. Aujourd’hui encore, malgré la proximité et la juxtaposition temporelle avec la civilisation Romaine, la civilisation Etrusque garde en partie ses secrets.
J’appartiens aussi à l’engeance hémorroïdée en treillis militaire. Que la culture étrusque nous soit encore mystérieuse, n’est pas un mystère en soi.
Je retournerai à Rome, infime.
Le regard levé, infime.
J’y serai.
Infime.
Je suis, infime.