Les commensaux

Je n’ai pas acheté de table, je n’en ai jamais acheté. Celle que je possède aujourd’hui m’a été confiée avec l’assurance de ne jamais me la réclamer sauf si un jour, je veux m’en séparer. Un don incessible. Un prêt peut être !? Elle n’est pas vraiment à moi, et je cherche encore le terrain de ma sociabilité culinaire. Mais qu’importe la surface : de la porte dégondée nappée de papier et soutenue de deux tréteaux au carré de serviette froissé sur un cube de carton retourné, des planches aux piètements improvisés de tabourets au désuet couple inox et formica, je joue.

J’y ai convié depuis longtemps mes tendresses, gâté, saturé mes amours ; mes amitiés, souvent. J’y ai convoqué les cohésions, calmé les turpitudes, séduit les réfractaires, admis les inconciliances. J’y ai nourri mes contestations, réduit mes troubles, accordé mes connivences. J’y ai reçu des gloutons se bâfrant à l’épuisement et des gouteurs délicats et volontaires.

Le ventre est une affaire d’anatomie, la table de philosophie. Combien de gouailleurs mal mangeurs dégringolent de leur audacieuse posture lorsque la mâche agressive exhibe la dégoulinante faconde aux commissures des bouches, où les mets tendrement préparés, n’adoucissent jamais l’expulsion de leurs souffres vocabulaires, combien d’infatués charitables, harangueurs socialisants reluquant les gros morceaux – pour gonfler leur panse, des fois qu’elle manque -, se dévoilent d’insatiables accapareurs ? Mais parfois, d’indécis, de timides prospecteurs, curieux de leur propre gourmandise, chuchotent leurs politesses et invitent à l’espoir. Un espoir, aussi, lorsque l’outrecuidant, assailli de stimuli tendres et chimiques, dissout, consume sa gangue et son costume.

Mais qu’on ne s’y trompe pas ! La délicatesse de la fourchette n’est pas un geste d’auriculaire tendu. Les cuillères rustres et débordantes s’ennoblissent en devenant louches. Même les lampées goulues et bruyantes sonnent d’une douce litanie à celui qui les offre.

Le ventre est une affaire d’anatomie, la table de philosophie. Il y a plus dans une assiette que quelques amalgames moléculaires et kilo-caloriques. Plus que la convenance courtoise. Plus que l’affable gain ou la nécessité nucléaire. Il est peu de dissemblances entre le coup de fourchette et le coup de main. Quelques similitudes entre la gorgée et le souffle. Aucune dissonance entre les extases. Une identique de l’aigreur. Là, où les pillards vous laissent exsangues, les corps émaciés de vos espoirs raffinés gisent sur la Table.

Il n’est rien de gratuit, le don est une fable.
La table, mes jours, mes années, domestique.

Il en résulte l’attrition de mes accointances.
Mais par défi, je demeurai accointable.