Monopolis

Je suis à la table d’un restaurant dans le 8e arrondissement de Paris, pour un déjeuner avec une amie. Une brasserie chic près de la rue de Courcelles, dont le nom résonne en moi plus pour sa familiarité avec le Monopoly que de ma récente connaissance de la capitale. Longtemps, ces rues de cartes à jouer n’ont eu que le prestige de cette appartenance.

Pourtant à quelques kilomètres de chez moi, sa préhension était empêchée par son irréalité ludique autant que sociale. Elles auraient pu être de Singapour ou de Métropolis, je n’en concevais même pas la proximité géographique, tant ces lieux ne pouvaient être qu’irréels ou inaccessibles.

Quelques années me séparent seulement de cette modeste référence, presque une vie. D’un dédale mouvant, en passant d’escalier de service en couloir de traverse, mon égarement professionnel m’a frayé vers ces lieux de stuc et de dorures. Je me suis rapproché des autochtones, autant que de leurs coutumes, j’en ai pris l’habit.

Je suis en avance, je prendrais une bouteille d’eau gazeuse en l’attendant.

Sur ma droite, se tiennent face à face deux costumes bleus et uniformes sur chemise blanche et souliers vernis. L’un parle fort et sans discontinuer. Parler à son reflet ne le dérange que très peu. Son vis-à-vis mange : soi-même est un autre. Le geste est sur, la démonstration est ferme et construite, conforme au pli du pantalon, droit et cassant. La parole est directive, mais polie, avec une rondeur sur la dernière syllabe qui traine toujours un peu et fait l’accent haussmannien, autant que l’auriculaire fait la tasse de thé.

Un groupe de quatre vient s’installer, sur ma gauche. L’apparence classique du working-tailleur et du bleu de gris accompagné cependant d’un élément distincteur et pourtant si commun : Le surfeur canadien à barbe. Le poil taillé sur mesure pour négligence d’apparat, avec tatouage proéminent pour dévoiement contrôlé. Les paupières à mi-chemin, il voute sa colonne à la nonchalance avec appui du coude pour soutenir un cerveau trop exposé, sous-planté d’une jambe traversante sur talon. J’exile mon regard quelques minutes dans les bulles de mon Perrier. De part et d’autre de mon chic restaurant, des antipodes, pourtant soumis aux mêmes lois, avec les mêmes codes, et le même artifice. Et je crains de savoir ce qu’ils pensent.

Elle en retard, je suis mal à l’aise. Je me demande pourquoi. Ce fut un long voyage que de parvenir jusqu’ici. Je suis à quai depuis assez longtemps pour ne plus faire semblant d’être là depuis longtemps : j’en suis aussi.

Même si la sensation d’un travestissement lentement effectué, d’une situation de camouflage, ne me quitte jamais. Une gentrification, pareil à celle d’un immeuble du 18e arrondissement dans lequel on a rénové la façade et fait partir les pauvres. Je me demande si cela se voit. Un autre artifice, et je ne sais qu’en penser.

Elle est arrivée. Pour rire, je lui dis que la prochaine fois, nous déjeunerons chez Léon, près de l’entrée de l’autoroute entre les tours et la station-service de Bezons. Mais là-bas aussi, ce n’est plus chez moi. D’autres costumes, d’autres jeux, d’autres mensonges. Entre le jogging au pan relevé et la chemise à carreaux du bucheron canadien défaite à trois boutons : le même chagrin. Ce voyage n’en est pas vraiment un ou l’étrangeté m’est inhérente. J’ombre ma solitude partout où se pose mon errance, il me reste encore des voyages.