un singe

Au rituel de l’entreprise, le pot du soir, l’exercice de cohésion, j’arrive au moins un peu en retard. L’alcool est déjà commandé. Je me place en bout de table, sur les deux vestes que je porte, je n’en enlève qu’une. Légèrement appuyé sur les coudes, mon corps penche en avant. Je suis prêt à bondir. À partir. Fuir si l’un d’entre eux crie, au feu. Le feu, ce serait bien. La peur, les sens exacerbés, primaires, paniquer, inscrire, tatouer son corps de la peur, constante, prégnante, pressante. L’urgence.

Une pinte de bière se pose devant moi, elle est fraîche. J’ai chaud. Dès les premières gorgées, mon inaptitude à l’alcool m’entraîne rapidement dans une légère euphorie. Je sais qu’elle se compensera d’une nuit pesante.
Mon verre se vide rapidement de ce liquide insipide dont l’unique utilité est l’ivresse. On me pose des questions. J’ai toujours aimé répondre. Je me vautre dans mes sujets de prédilections, mes vieux discours se psalmodient toujours avec fluidité, le ballet des gestes et les postures sont rodés. J’ai honte. Je me sens important. On me pose des questions. J’ai lâché mon fromage au renard dès l’embrasure de la porte. Je continue malgré tout à me nourrir de ces regards curieux, de ces compétitions d’attention. La chaleur augmente. J’enlève ma dernière veste et accepte le deuxième verre. Je change pour du blanc, insipide. Ils entament le troisième ou le quatrième, mais ces monstres de bulles ne sont pas des verres. J’accompagne parfois les fumeurs à l’extérieur. Prendre l’air, avoir même un peu froid. La sueur de mon dos coule lentement le long de ma colonne et glace mes lombaires, je frissonne. L’air humide est doux. Je suis fatigué. Je ne fumerai pas.
Les corps sont moins alertes, ils se frôlent, se touchent plus facilement. Je n’ai jamais aimé les contacts anodins.
Je maintiens la distance. Je sais ce qu’une main posée sur la mienne peut avoir de sensuel. Ne jamais perdre cette sensation, ne jamais la galvauder. Protéger l’intimité des peaux, les rendre parcimonieuses, avares de leur tendresse, spontanée.

Partir avant l’épuisement des phrases, avant les syllabes tronquées, les allusions graveleuses, les confidences surjouées. Il faut un peu marcher pour retrouver ma moto. Je me pose à côté, garde la clef dans ma main. Je suis assez lucide pour savoir que je suis triste.

Je regarde un moment la ville, la nuit. Minuit approche. La mienne sera vallonnée des persistances éthyliques. Il est 2h14. J’ai dormi 30 minutes, je sais ce que me réservent mes rêves. Ils ne me pardonnent jamais cet état. Je bégayerai mon sommeil jusqu’à l’épuisement.

Il est 3h52.

Je sais depuis peu ce qu’est le paradoxe du singe savant. Quand comprendront-ils ce que le hasard a fait de ce singe ?

Il est 6h20.