
Autour de la grande table parée de ses assiettes cartons et de ses plastiques en flûtes s’alignent les inquiétudes, s’agglomèrent les espérances moites et perspirantes. Personne ne manque à l’appel, les tomates cerises, les biscuits salés, et quelques autres choses de sel et d’huile.
L’été devance la fin du printemps, contenant l’air humide d’un couvercle de chaleur. Les portes restent ouvertes. On espère un courant d’air. Je m’installe dans l’embrasure d’une porte, près de la sortie par réflexe, prêt à partir par habitude, jamais vraiment là. J’attends le vent.
Entre les mots d’auto satisfaction et de perspective auto-réalisatrice, on déverse les kilos chiffres rassurants. Une courbe sur avenir se dessine avec les probabilités de satisfaction, avec l’espoir qu’on croisse sur abscisse existentielle à l’ordonnée pécuniaire. Il ne sert à rien de se chercher un destin. Juste des chiffres, ordonnés, combinés, structurants. Un barème. Là, Froid.
Quelques questions s’osent. Et le vent se fait attendre. Il y a des chiffres aussi dans les questions. Et les réponses se consolent par son évocation. Le chiffre ; c’est sa vertu principale, il est protéiforme. Il est capable même de quantifier l’inexistence, de valoriser la vacuité, conformer le vide. On s’échange des prospectives d’indice favorables, chacun se quantifie en colonne, s’arrangeant de courbes et d’exploitation. La chaleur couple à l’impatience, je respire avec la bouche, j’appelle l’air.
Le chiffre est une promesse d’horizon à quai. La vue est bien meilleure du port ; il s’agit de garder les pieds au sec. Le champagne est tiède. Les dernières bulles pétillent mes joues et grimacent mon visage pour un échange de sourires complaisants. Un souffle léger lève les serviettes en papier. J’aurais bien mouillé mon doigt pour savoir si le vent venait de l’Est.
Je repense à la cape, cette allure qui maintient à flot par gros temps, et à la fuite* à l’approche de la tempête, mais l’air était vide et sec.
Et pourtant, tout ressemblait à la tempête.
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*Éloge de la fuite. Henri Laborit. 1976
Avant-propos
Quand il ne peut plus lutter contre le vent et la mer pour poursuivre sa route, il y a deux allures que peut encore prendre un voilier : la cape (le foc bordé à contre et la barre dessous) le soumet à la dérive du vent et de la mer, et la fuite devant la tempête en épaulant la lame sur l’arrière, avec un minimum de toile. La fuite reste souvent, loin des côtes, la seule façon de sauver le bateau et son équipage. Elle permet aussi de découvrir des rivages inconnus qui surgiront à l’horizon des calmes retrouvés. Rivages inconnus qu’ignoreront toujours ceux qui ont la chance apparente de pouvoir suivre la route des cargos et des tankers, la route sans imprévu imposée par les compagnies de transport maritime. Vous connaissez sans doute un voilier nommé «Désir »