Printemps

L’hiver a tardé. De quelques soubresauts nocturnes de désespoir, il violente les premières floraisons. De rage et de grêle. Certaines pousses n’y résisteront pas, mort-nées. D’autres en porteront le stigmate à vie.
En retour, le printemps se venge d’une rupture plus ardente. Aujourd’hui, les bras se dénudent de biceps et les peaux montent des mollets aux cuisses, les fenêtres s’ouvrent et se garnissent de persiennes.
En ville, tous les bruits se partagent. De ma rue, toutes les intimités se dérobent des appartements. Des mots échappés d’une colère matinale du vieux d’en face, aux joies impudiques des adolescentes du premier étage, le tout rythmé de vaisselle choquée du midi, qui termine par les tambours nasaux du voisin d’à côté. Un concert familial de quotidien. Soudain le nouveau-né du quartier rugit son existence, subordonnant tous les autres. Longtemps. Plusieurs fois et longtemps. Et tout semble normal ; le laisser pleurer. Résonnent les litanies d’élevage. Il faut le laisser pleurer. Cette vieille antienne sur la préparation à l’apprêté de la vie. Pleure. Apprends dès aujourd’hui que la vie s’endure. Seul.
S’entraîner à l’abandon, répéter la douleur. Dans le missel du désespoir, nos anciens répètent la liturgie du malheur. Comme si l’effroi inscrit à tout jamais nous protégeait de la dureté du monde, des mondes, nous préparerait aux coups tordus, aux mensonges, aux trahisons, à la mesquinerie et à la mort, aux morts.
Et c’est pourtant toute l’anormalité du monde dans ce cri. Aucun mammifère ne résiste face à la douleur d’un semblable. L’empathie n’est pas acquise, elle est nécessaire, essentielle. Aucune culture n’a jamais abandonné un enfant à sa torpeur, à sa nuit, si ce n’est la nôtre. Un occident capital, un monde rival où la querelle des médailles crève ceux qui n’auront pas supporté l’entraînement, éprouver et faire ses preuves. Mais qu’apprend-on de la souffrance ? Rien. Son souvenir ancré dans les corps abjecte le plaisir, nie la joie par prophylaxie, pour entretenir le malheur toujours à venir. Il vous pèsera le pas d’une rancœur éternelle.
Il est un vieux monde, entre l’ancien et celui-ci, qui se dit nouveau. Le vieux monde endurait les cris de ses enfants, le nouveau les entraîne à crier.

Qu’il crève ! *

Soudain, de la rue tous les bruits se sont tus.
Une voix : Chut ! Je suis là.
Puis le calme.
Il se peut qu’il y ait un nouveau monde et que ce soit le sien.

  • *  À lire : « Et que crève le vieux monde »,  Albert Libertad (27 décembre 1906 – in L’Anarchie)